Saveurs du monde – Appréciée au Maroc depuis des millénaires,
elle s’invite aujourd’hui sur les grandes tables d’Europe.
Huile d’argan : un goût de voyage

Texte : Valérie Sasportas – Photo : Argania

“C’est comme le chocolat. Plus on en mange, plus on a envie d’en manger.” Sans se faire prier, Guy Martin avoue sa passion nouvelle pour l’huile d’argan. “La première fois que je l’ai goûtée, j’ai eu l’impression de “croquer” quelque chose de tout à fait inconnu, à la fois sauvage, mystérieux, très typé. Elle me passionne vraiment”, insiste le chef triplement étoilé du Grand Véfour à Paris.
Plusieurs plats de sa carte sont aujourd’hui baptisés : “En ce moment, j’en mets une cuillère à soupe dans une salade de pommes de terre ratte et fenouil sauce à l’œuf” . La passion est aussi personnelle. “Chez moi, je laisse couler sur une pizza un cordon de cet or liquide, c’est divin”, confie Guy Martin.
Sentiment très personnel aussi pour David Zuddas : “Qu’elle est sensuelle!” s’exclame le chef de l’Auberge de la Charme, à Prénois, près de Dijon. La teinte ambrée de l’huile d’argan évoque chez lui les sables du désert. Le chef ajoute volontiers un “s” pour parler d’un dessert: une gelée de fruits et dattes Medjoul, servie avec de la glace au lait fermenté et huile d’argan, des dés d’ananas Victoria,
du pain de Gênes et une infusion de pollen. “Ici, en Bourgogne, les clients réagissent rien qu’en lisant l’intitulé!”, se réjouit-il. A l’instar de ces deux toques, de plus en plus de grandes tables affichent à leur carte ce produit venu d’ailleurs. Fabuleux destin que celui de l’arganier, cet “arbre à huile” qui n’a jamais poussé qu’au sud-ouest du Maroc, le long de la côte atlantique, et dont les Berbères firent, durant des millénaires, un usage intensif. Le surpâturage, l’exploitation excessive de son bois, le développement outrancier des cultures maraîchères manquèrent bien le faire disparaître. Aujourd’hui il est en sursis.
L’Unesco le protège depuis 1998 : son territoire est désormais classé réserve de biosphère. Ceux qui ont vu Essaouira ont sans doute humé l’huile d’argan au détour d’une ruelle, dans une de ces échoppes fleurant bon la noisette grillée. Ils l’auront goûtée sur une simple salade de tomates, intrigués par sa saveur sauvage, alliance subtile et déroutante de musc et de noix. Découverte encore plus surprenante pour les voyageurs : le spectacle des chèvres escaladant tranquillement l’épineux arganier pour se repaître de ses feuilles jusqu’au bout de ses branches ! Cette image folklorique a causé bien du tort à l’huile : “Une légende populaire prétend que les habitants riverains de l’arganeraie récupéraient les fruits dans les déjections des chèvres”, déplore Fatimine Kydjian, cofondatrice d’Argania – La Maison de l’Arganier.
Ce mythe, selon elle, explique pourquoi dans le royaume chérifien et jusqu’à récemment, “les Marocains la considéraient comme un produit bas de gamme”. Visiblement, l’accueil a été tout autre en France.
Guy Martin se fait prolixe quand il évoque sa première rencontre. C’était il y a cinq ans. Quand trois férus de cette huile alimentaire réputée “la plus rare du monde” organisèrent une dégustation à Paris à l’occasion de la création d’Argania. “Jusque-là, raconte Fatimine Kydjian, quand on tapait le mot argan sur Internet pour trouver des points de vente en France, seul le personnage de Molière apparaissait.” L’entreprise est pionnière. Jamais aucune autre avant elle n’avait pu exporter légalement ce formidable “fixateur de goût”. C’est ainsi que l’utilise le chef du Grand Véfour. “Quelques gouttes rehausseront la saveur d’une salade de langoustines façon tempura, une crème fouettée où l’huile agit à la façon du raifort, un rôti de veau saisi dans de l’huile de pépins de raisin et une touche d’argan.” Guy Martin la compare à “un grand cru”.
L’huile d’argan peut paraître chère : plus de 114 euros le litre (environ 25 euros le flacon de 20 cl).
La rareté de l’arganier et un savoir-faire ancestral justifient ce coût.
“Plus de douze heures de travail entièrement manuel et environ cent kilos de fruits frais sont nécessaires à la production d’un seul litre de notre huile” (NDLR: par comparaison, un litre d’huile d’olive nécessite 5 à 10 kilos d’olives selon la variété), explique Fatimine Kydjian.
L’huile d’argan fascine et ce n’est pas seulement à cause de sa saveur.
Son histoire fait encore partie de ce temps révolu où tous les produits de base de la gastronomie étaient cueillis et transformés par d’agiles petites mains. Elle est pure et rare, tout comme l’est son pouvoir d’évocation, qui influence le sens de la dégustation. “Quand je consomme l’huile d’argan, je pense à toutes ces femmes qui vivent dans un autre monde.
Le côté imaginatif rejoint l’affectif”, affirme encore Guy Martin.
Quant à David Zuddas, il souligne l’hospitalité Berbère selon laquelle “l’hôte de marque reçoit, en guise de bienvenue, du pain, du miel, un bol d’huile d’olive et un autre d’huile d’argan”. Il aime “la soupe d’asperges émulsionnée à l’huile vierge d’argan”, laquelle entre également dans la composition de son “tartare de langoustine”. Mais il insiste sur son “travail sur du sucré, pour se rapprocher de la tradition”. La cherté de l’huile, il ne la condamne pas. “Elle fait partie des produits d’exception, un peu mystiques. Il ne faut pas baisser le prix. C’est comme si on vendait de la truffe noire à 8 euros le kilo. Cela n’aurait aucun sens.” Finalement, parce qu’elle est “extraordinaire”.
Jacques Chibois (La Bastide Saint-Antoine, à Grasse), refuse de la cuire (non de la chauffer). “Un grand millésime, je préfère le boire plutôt que de le verser dans une sauce”, lance le chef avec sa faconde méridionale. Sa préférence: ajouter, à la dernière minute, avec des petits oignons sautés à la poêle, des topinambours, des salsifis et des légumes d’hiver, un cordon de cet or. A sa table, les convives dégustent l’huile d’argan sans le savoir forcément. “C’est comme un parfum, explique-t-il. Elle est faite de deux cents fragrances.
Pour autant, on ne les indique pas toutes.”

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